Les militants anti-pub poursuivent une double guerre : contre les images et contre les corps.
La
multiplication des actions "anti-pub" dans l'espace public donne à
penser. Nul ne songera, bien entendu, à nier les excès de la publicité
et les dangers de colonisation commerciale de l'imaginaire qu'elle
véhicule. Nul ne refusera de voir en elle non une formidable volonté de
puissance, comme le croient les mouvements anti-pub, mais une volonté
de vide : évacuer de l'humain sa complexité, en évider la profondeur,
le guérir des deux douleurs qui, selon Tocqueville, donnent son prix à
la vie, "la peine de vivre" et "la douleur de penser".
Cela dit, que serait un monde sans pub ?
Quelles nostalgies et quelles idéologies transportent, subliminalement,
les discours anti-publicitaires ?
Sans la pub, la production se condamne à demeurer très locale, à
trouver ses clients par le bouche-à-oreille et la rumeur. Seule la
communauté autarcique, non développée, qui ne produit que ce qu'elle
consomme et qui ne consomme que ce qu'elle produit, peut se passer de
publicité.
La marchandise circule grâce à la publicité, dont elle est le
laissez-passer. Sans publicité, c'est-à-dire sans la circulation des
marchandises produites, la création (la conception, puis la
fabrication, de nouveaux produits) devient impossible.
La mort de la publicité serait aussi celle de la créativité
industrielle. Le mythe primitiviste du bon sauvage et de la bonne
communauté se réincarne dans l'anti-pub. Au contraire du rêve
"campaniliste", la publicité est, planétairement, une sorte de réseau
vital, transportant partout l'image des marchandises fabriquées ici ou
là, suscitant partout le désir de leur consommation. Dès lors, la
publicité décloisonne et déterritorialise les sociétés et les hommes
bien plus que toute autre pratique, formant une sorte de liant
universel, de colle par laquelle les hommes tiennent les uns aux autres.
Alors que les religions cloisonnent - de nos jours, postérieurement
à la "mort de Dieu", toute foi s'est éteinte au profit de la religion
comme affirmation culturelle identitaire -, opposent les civilisations
les unes aux autres, la publicité décloisonne, relie. Si religion vient de relier, religare,
la publicité relie désormais mieux que les religions. Elle fonctionne à
l'inverse des religions : le message religieux est une déclaration
forte et exclusiviste, un discours plein, ancrant les hommes dans une
civilisation, tandis que le message publicitaire attache les hommes par
le plus petit commun dénominateur, les déracine par des déclarations
aussi minimalistes que planétaires, les poussant à évoluer dans un
univers plus ouvert quoique de moindre consistance. Appuyé sur un
imaginaire rousseauiste, inconsciemment communautariste, le mouvement
anti-pub encourt le risque de nier les avantages de la mondialisation.
Les militants anti-pub font feu de tout bois pour convaincre chacun
de ceci : les méthodes de la propagande totalitaire se réincarnent dans
la publicité. Ils ne manquent pas de la diaboliser en la stigmatisant
comme une machine à décerveler. Effet garanti : le capitalisme et le
néolibéralisme se retrouvent à côté du nazisme, du fascisme et du
stalinisme dans le registre des formes sociales totalitaires.
Ces militants commettent en l'occurrence le même sophisme que ceux
qui, à la suite du philosophe Giorgio Agamben, rapprochent le centre de
rétention de Guantanamo, qui, pour condamnable qu'il soit, n'est
pourtant pas un camp d'extermination éliminant chaque jour des dizaines
de milliers de personnes, d'Auschwitz.
Cette ficelle sophistique méconnaît un grand écart : la publicité
produit des conformismes gélatineux dans le style de vie d'où chacun
possède la liberté de s'arracher, tandis que les totalitarismes
organisaient des Etats policiers où la pensée était non pas entravée
(comme dans les mondes publicitaires), mais interdite sous peine de
camp et de mort.
Contrairement à ce que tonitrue la vulgate anti-pub, publicité et
propagande ne sont pas identiques. La publicité séduit et relance le
désir. Le désir est sa matière première, même si c'est pour le
détourner vers la marchandise. Or le désir est cette faculté humaine
que les animaux, sans imaginaire et bornés au besoin, ne partagent pas.
La publicité développe le désir dans le but de le mouler dans une forme
aussi universelle que superficielle. Suscitant du désir, la publicité
humanise, nous rendant, au même titre que la raison, plus hommes,
tandis que la propagande met à mort le désir, l'anéantit. La publicité
exalte le désir d'être un individu, d'être soi, d'être unique, tandis
que la propagande exalte la mort de ce désir d'être soi, elle exalte le
refus d'être soi, poussant à se taire et à marcher au pas, à se fondre
dans la masse humaine. La publicité s'articule à Eros et à l'envie de
vivre, tandis que la propagande renvoie à la pulsion de mort, cultivant
les tendances morbides de l'humanité.
C'est pourquoi la publicité politique, s'étalant de vives couleurs
sur les murs des démocraties, se distingue de la morne propagande.
D'abord la publicité politique admet le pluralisme ; mais il y a plus :
elle en vit, elle ne peut vivre que dans le cadre du pluralisme et de
la concurrence entre les partis et les candidats. Elle admet
implicitement l'inscription de la politique dans l'ordre du jeu et du
désir.
Au contraire, la propagande nie ces déterminations érotiques et
ludiques de la politique en fabricant exclusivement de la soumission
bornée. Lorsque la propagande utilise le désir, c'est uniquement sous
l'angle de sa morbidité (les sinistres politiques sémiopulsionnelles
des totalitarismes l'attestent). Les sociétés libres et ouvertes, en
permanence menacées par le conformisme, aiment la publicité, tandis que
les sociétés fermées, en proie au joug totalitaire, sont saturées par
la propagande. Il est, par suite, d'une grande malhonnêteté
intellectuelle de rabattre la publicité sur la propagande, et de
suggérer que les démocraties capitalistes et libérales, pour
critiquables qu'elles soient, ne valent pas mieux que les
totalitarismes.
Le mépris discret et hautain à l'endroit de la publicité dessine les
traits d'un conformisme quasi obligatoire chez les intellectuels, et,
plus largement, chez les gens hautement diplômés dans les disciplines
scientifiques et littéraires. Un habitus non questionné les
habite : la publicité est tenue pour l'une des formes du mal. Il est
supposé qu'elle est intellectuellement nulle, non créatrice, et
politiquement dangereuse. Il est entendu qu'elle est essentiellement
attenante à un ordre tenu pour le pire le tous, le doublet
capitalisme-libéralisme. Après le trépas du marxisme ce jugement doit
être revu. La tristesse des pays socialistes - pour beaucoup de peuples
au XXe siècle, socialisme a été l'autre nom du malheur - se
remarquait en particulier dans l'absence de publicité sur les murs et
dans les médias. La moindre gaieté de la vie se signalait par la
non-présence de la consommation, dont la publicité figure le miroir.
Seule, dans ces pays en manteau gris où l'existence semblait ne point
connaître d'autre saison que l'hiver, la propagande avait droit de cité.
Au nom de quoi condamner la publicité, l'affichage publicitaire ? Au nom du même obscurantisme que le "socialisme réellement existant" de
naguère et que l'intégrisme religieux d'aujourd'hui : expulser de
l'espace public, du jeu gai des apparences corporelles et de l'univers
de séduction qu'il implique, certains corps.
Le mouvement anti-pub voudrait couvrir nos villes, nos couloirs de
métro d'un voile de monocolore tristesse qui rappellerait tout autant
la tristesse de la vie dans les pays totalitaires que les utopies des
intégrismes religieux. Il est de la propagande pour un type de société
uniforme. Sa cible véritable n'est pas la publicité - qui relève d'une Critique de la raison publicitaire en reflet à la Critique de la raison pure, faisant le partage entre ses légitimes prétentions et ses inacceptables excès -, mais un type de société.
Les militants anti-pub poursuivent une double guerre : contre les
images - réinvestissant les clichés d'une vieille iconoclastie - et
contre les corps. La vieille guerre contre le corps amorcée en Occident
par Platon, qu'une certaine variante du christianisme n'a pas manqué de
mener, et qui réapparaît aujourd'hui chez les partisans du voile
islamique, anime le mouvement anti-pub. S'imaginant n'être qu'un
mouvement anticapitaliste, il s'avère en fait véhiculer une haine du
corps et de sa visibilité, de sa représentation et de son exposition,
qui relance les formes les plus morbides de l'ascétisme. Cette haine
est une guerre contre la gaieté : celle du corps, celle des villes et
des murs du métro ; guerre aussi contre la surface et la superficialité
dans lesquelles nos anti-pub oublient de voir l'un des piments de la
vie.
Robert Redeker enseigne la philosophie au lycée
Pierre-Paul-Riquet de Saint-Orens-de-Gameville (Haute-Garonne) et à
l'Ecole nationale de l'aviation civile. Il est membre du comité de
rédaction de la revue Les Temps modernes.